La disgrâce de la souffrance animale

Etre vivant, c’est être une âme vivante. Un animal – et nous sommes tous des animaux – est une âme incarnée.
(Tiré de  Elizabeth Costello  de J.M. Coetzee)

 

Réduire l’œuvre de l’écrivain Sud-Africain J.M. Coetzee (Prix Nobel 2003) au rôle que jouent les animaux dans ses livres simplifierait radicalement la complexité profonde de ses écrits.  En revanche, il est indéniable que la souffrance animale est au cœur des préoccupations éthiques et morales de cet auteur.

Dans ses premiers écrits autobiographiques (Scènes de la vie d’un jeune garçon, 1997), les animaux souffrants, torturés ou abattus provoquent l’incompréhension et le rejet du jeune garçon, que  ce soit les poules ensanglantées dans le poulailler de sa mère qui poussent des cris de douleur lorsque cette dernière coupe avec un couteau des excroissances sous leur langue pensant ainsi les faire pondre, ou vers la fin de ce même volume, l’abattage de deux moutons pour un barbecue sur la ferme de son oncle.  Il fait partie d’une longue lignée de personnages qui avouent leur incompréhension devant le fait que les animaux ne se révoltent pas et vont docilement à leur mort. Le garçon, qui veut libérer les deux moutons qui à sa grande surprise, ne s’enfuient pas, comprend qu’ils sont résignés car ils savent ce qui les attend « au terme du long voyage en camion, sans rien à boire, jusqu’au Cap. Ils savent tout cela, dans les moindres détails, et pourtant, ils se soumettent.  Ils ont calculé le prix et sont prêts à le payer, le prix d’être sur terre, le prix d’être vivant. » (p.117). Cette pensée sur la prescience, la résignation et le « silence » des animaux qui vont être tués, sera reprise avec plus de force dans les personnages principaux des livres plus connus de Coetzee.

 

Deux textes en particulier, la fiction Disgrâce et les conférences présentées par le personnage d’Elizabeth Costello dans le livre éponyme (tous deux publiés en 1999), démontrent puissamment la prise de conscience des protagonistes devant la souffrance animale, et leur douloureuse impuissance à changer cette injustice.

 

Dans ces deux textes l’écrivain choisit, comme il le fait souvent, un personnage qui lui ressemble tout en désavouant le geste autobiographique.  Dans Disgrâce, ce personnage est David Lurie, homme désenchanté de 52 ans, deux fois divorcé, enseignant dans une université où les cours de littérature ont été éliminés par manque d’intérêt de la part des étudiants et qui doit donc enseigner des sujets qui ne l‘intéressent pas. Lurie, un homme solitaire et désillusionné, est encore animé par le désir des femmes, et les séduire donne un certain sens à sa vie.  Au début du livre, cependant, Lurie est en voie de perdre ce qui lui a permis de se considérer comme séducteur, c’est à dire son physique avantageux, son charme,  sa force virile. On le voit d’abord avec une prostituée à laquelle il rend visite une fois par semaine mais qui finit par le fuir, puis avec une de ses étudiantes qu’il poursuit avec assiduité et qui se laisse faire avec une certaine passivité sans pour autant démontrer une véritable attirance pour son professeur qui a 30 ans de plus qu’elle.  L’étudiante, qui devient pour Lurie une véritable obsession, finit par porter plainte, et les responsables de l’université essaient de le forcer à non seulement reconnaître les fait, ce qu’il fait dès le début,  mais à s’engager dans la voie des excuses publiques, aveux, honte, confession, promesse d’un traitement psychologique et autres humiliations dans ce genre.  Il accepte de prendre la responsabilité de cette liaison mais refuse de s ‘abaisser à ce qu’on lui demande et il est donc renvoyé de l‘université. C ‘est ce que l’on pourrait appeler la première disgrâce. Il décide alors d’aller passer quelques jours chez sa fille qui vit à l’est du Cap, dans une ferme isolée où elle survit en gardant des chiens pendant l’absence de leurs propriétaires et en vendant des fleurs et autres produits de son jardin au marché local.

 

Non seulement Lurie ne comprend pas sa fille qui physiquement, psychologiquement, et esthétiquement ne correspond en rien à ce qu’il aime et recherche chez les femmes, mais il ne comprend pas son attachement aux animaux, ni son amitié avec Bev, la femme disgracieuse qui s’occupe d’un refuge dans le petit village à quelques kilomètres de la ferme.  Convaincu d’appartenir à un autre ordre que les animaux, il concède « C’est admirable ce que tu fais, ce qu’elle fait, mais pour moi les gens qui s’occupent de la protection des animaux sont un peu comme certains chrétiens. Tout ce monde est plein d’enthousiasme, de bonnes intentions ; au bout d’un moment, on a envie de partir voir ailleurs et de s’offrir un viol ou de faire le vandale.  Ou de balancer un coup de pied à un chat »  À quoi Lucy qui sent sa désapprobation sur la vie qu’elle a choisie, répond «  Cette vie-ci est la seule que nous ayons.  Et c’est la vie que nous partageons avec les animaux  Voilà l ‘exemple que des gens comme Bev nous donnent. Et voilà l’exemple que j’essaie de suivre : partager certains des privilèges qu’ont les hommes avec les bêtes.  Je ne veux pas revenir dans une autre existence comme un chien, ou un porc, et connaître la vie que nous imposons aux chiens, aux porcs » (p. 95).

 

La tragédie advient quand un groupe de trois hommes envahit la ferme, blesse sérieusement Lurie, et violent Lucy à tour de rôle.  Le choc est atroce. Lurie ne se remet pas du viol de sa fille, qui elle semble presque accepter que trois hommes noirs prennent ainsi leur revanche sur les Sud-Africains blancs qui vivent sur leurs terres et les maltraitent depuis des siècles. Son père brûle de colère, surtout lorsqu’il apprend que Petrus, l’homme qui aide Lucie avec sa ferme, ses animaux, et son jardin, et qui construit une petite maison à côté de chez elle, connaît et protège ces hommes. C’est la deuxième disgrâce.

 

C’est dans cet état d’esprit fortement perturbé, devant cette impossibilité d’agir et face à sa fille qui, malgré son terrible ébranlement, reconnaît cet acte comme un acte de rétribution qu‘elle pense comprendre, que David Lurie, pour la première fois, prend conscience du sort des animaux qui l’entourent. Cela commence avec les deux moutons – ce qui rappelle l’épisode de sa jeunesse – qui  sont attachés devant la maison de Petrus et attendent le couteau du boucher afin de fournir aux invités de sa fête un repas exceptionnel. Renversant les rôles, Lucy essaie d’expliquer à son père que c’est ainsi que cela se passe à la campagne, mais lui n’y voit qu’indifférence, cruauté, et manque de cœur.  Malgré son antipathie envers Bev, cette femme au physique ingrat, c’est à elle qu’il commence à penser lorsque pour la première fois il se demande comment celle-ci arrive à si bien communiquer avec les animaux, dans son cas surtout les malades et ceux destinés à la mort. Incapable de comprendre ce qu’il se passe sur la ferme, il décide alors d’aider Bev dans le refuge qui, n’ayant pas de fonds, n’est qu’une espèce de mouroir pour les animaux non seulement malades et blessés mais aussi les jeunes qui ont été abandonnés. Grâce à l’empathie de Bev, ceux-ci ressentent une mort plus douce car elle est accompagnée. Il note que pendant leurs dernières minutes, chaque animal reçoit de Bev une attention sans partage, elle le caresse, lui rend le passage aisé.  Elle lui explique que si l’animal ne tombe pas sous son charme c’est parce qu’il n’émet pas l’odeur qui peut les calmer et les rassurer. Lurie apprend peu à peu à tenir chaque chien tranquille tandis que l’aiguille trouve la veine, que la drogue atteint le corps, que les pattes cèdent, et que les yeux se voilent.

 

C’est là le centre du roman qui contient les descriptions et les observations de la part de David Lurie sur sa lente prise de conscience. Ce sont là aussi les moments les plus  étonnants et émouvants du roman, entraînant des réflexions et des actes qu’on n’attendrait pas de cet homme égoïste et sans affect et qu’on pourrait décrire comme cynique, mais moins sûr de ses convictions depuis l’attaque de sa fille.  Pour aider Bev, il décide de se charger d’emmener les cadavres des chiens à l’incinération. Il y a des ouvriers pour faire ce genre de travail, mais il remplace leurs actions qui consistent à taper sur les sacs avec leurs pelles afin de briser les membres rigides des cadavres et pouvoir ainsi les charger dans le chariot. C’est la troisième disgrâce. Lurie va se mettre dorénavant au service des chiens morts pour les honorer, sauver l’honneur et la dignité des cadavres, leur montrer une certaine forme d’amour. Ce sont là les descriptions puissantes et désespérantes d’un processus macabre.

 

La fin de Disgrâce est presque insoutenable : Lucy, enceinte d’un des  violeurs, décide de rester sur sa ferme et, pour rester indépendante, de donner le reste de la terre à Petrus et de se marier avec lui afin d’être protégée. Lurie sait pourtant que Petrus continue à considérer les violeurs comme faisant partie « des siens » et continue aussi à les abriter… Lucie explique à son père : « si ça, c’était le prix à payer pour rester ici ? (…)  Ils considèrent que je leur dois quelque chose. (…) De quel droit pourrais-je vivre ici sans payer mon dû ? » (p 200). Lurie, qui pour qui ce raisonnement est incompréhensible, insupportable, devra donc repartir. Or, parmi les chiens enfermés dans des cages et qui attendent leur mort, il y en a un auquel il s’est beaucoup attaché, un jeune chien atrophié qui « se ferait tuer pour lui, il le sait ». Le dernier dimanche avant son départ lui et Bev se consacrent à leur travail habituel : il amène les chats, l’un après l’autre, puis les chiens : « les vieux, les aveugles, les handicapés, les infirmes, les mutilés, mais aussi des chiens jeunes, pleins de santé, tous ceux dont le sursis a expiré.  Un à un.  Bev les touche, leur parle, les réconforte, et les pique, puis se recule et le regarde pendant qu’il enferme leur dépouille dans le suaire de plastique noir » (p. 272). Il ne reste plus que le jeune chien qui ne comprend pas qu’ « il se passe quelque chose d’innommable dans cette pièce : c’est ici que l’âme est arrachée au corps ; elle flotte quelques brefs instants dans l’air, se tord, se contorsionne ; puis elle est aspirée et soudain n’est plus là (p. 272). Par cette pensée, il concède que les chiens ont donc une âme.

 

Cependant, tout en regardant le jeune chien qui frétille dans ses bras et lui lèche les joues, les lèvres les oreilles, il répond à Bev qui lui demande « tu le largues ? » « oui je le largue. »

 

De nombreux critiques littéraires et des philosophes ont glosé sur cette conclusion, chacun avec une interprétation différente.  Mais cette fin insoutenable n’est pas dans le registre de l’abstrait.  Elle fait monter en nous une peine abyssale, incontrôlable, peut être parce qu’on espérait le chien sauvé ou la transformation de Lurie possible ? Cette conclusion, donc, mieux que toute interprétation intellectuelle, nous appelle à ressentir dans notre chair et notre cœur la souffrance animale à travers la mort absurde d’un jeune chien plein de vie et d’amour.

 

Elizabeth Costello, publié aussi en 1999, complémente Disgrâce car sa forme et son registre sont très différents du roman. Présenté  pour la première fois par Coetzee à Princeton en 1997 sous le titre « La Vie des Animaux », le texte contient huit parties qui concernent les idées d’Elizabeth Costello sur l’art, la littérature, la religion, la croyance, le réalisme, l’Afrique, les poètes et les philosophes.  Dans trois chapitres en particulier les animaux occupent le devant de la scène. Costello, comme Lurie, est un personnage qui ressemble à Coetzee sans être Coetzee.  Elle est vieillissante, végétarienne, une intellectuelle et romancière connue, solitaire et lasse mais néanmoins combattante, et qui se débat contre l’injustice et la cruauté humaine en général. Elle est hantée par la réalité insoutenable de la souffrance animale et par l’indifférence générale à cette souffrance.  Elle a été invitée à donner une conférence dans une université américaine (comme l’avait fait Coetzee pour « La Vie des animaux ») où, malgré sa fatigue et la réticence de son public, elle s’élève avec ardeur contre l’horreur quotidienne devant laquelle le public ferme les yeux:  « Bien que je ne n’aie aucune raison de croire que vous avez bien en tête ce qu’on fait subir aux animaux en ce moment même dans les unités de production (j’hésite à les appeler encore des fermes), dans les abattoirs, dans les chalutiers, dans les laboratoires, partout dans le monde, je suppose que vous me permettrez une licence rhétorique pour évoquer ces horreurs et vous les faire comprendre avec la véhémence qui s’impose » (p.88).

Elle continue en employant une forme de comparaison qui choque son public, et qui a choqué certains lecteurs de Coetzee. Costello rappelle qu’entre 1942 et 1945 plusieurs milliers de personnes ont été exterminées dans les camps de concentration du 3e Reich mais que les gens dans les campagnes aux alentours de ces camps ont dit qu’ils ne savaient pas ce qu’il s’y passait, ou qu’ils ne pouvaient pas se permettre de le savoir pour leur propre salut.  Elle reconnaît que l’ignorance a peut-être été un mécanisme de survie utile mais elle refuse de l’accepter ; pour elle, cette survie et l’ignorance qui l’a permise était un péché, ce qu’elle appelle une maladie de l’âme.  Elle évoque le vocabulaire fréquemment utilisé pour les horreurs commises dans les camps « ils y allaient comme des  moutons à l’abattoir, ils mourraient comme des bêtes, les bouchers allemands les ont tués », un vocabulaire « en totale résonnance avec le langage du parc à bestiaux et de l’abattoir ». Pour elle, « le crime du 3e Reich fut de traiter les gens comme des animaux. » Elizabeth Costello s’élève contre le refus de reconnaître les crimes de cette époque même si on vivait tout près des lieux où ils étaient commis et fait le parallèle entre ce déni et le déni de ceux qui refusent de voir la souffrance des animaux qu’on tue quotidiennement tout autour d’eux. Elle condamne le fait que  nous fermons nos cœurs par ce que nous ne nous sentons pas atteints. Celle qui se nommera dans un autre chapitre « la secrétaire de l’invisible » devient encore plus explicite : « Nous sommes au centre d’une entreprise de dégradation, de cruauté et de massacre qui égale tout ce dont le Troisième Reich fut capable, et même le dépasse en ce que notre entreprise ne connaît pas de fin, qu’elle se régénère elle-même, mettant au monde sans relâche des lapins, des rats, des volailles, du bétail, dans le seul but de les tuer » (p. 92). Afin d’approfondir cette idée, la conférencière s’attaque à l’empire de la raison qui régit notre monde : « le fait que les animaux, à qui manque la raison, ne peuvent pas comprendre l’univers mais doivent simplement suivre aveuglement ses règles, prouve qu’à la différence de l’homme, ils en font partie mais ne font pas partie de son essence : que l’homme est comme un dieu, l’animal comme une chose. » (p. 94). Elle considère que la dictature de la raison et le grand discours occidental qui célèbre l’homme opposé à la bête, la raison opposée à la déraison, jouent un rôle majeur dans notre acceptation d’emprisonner, massacrer, et déshonorer les corps des animaux.  Il s’ensuit que « les animaux n’ont que le silence à nous opposer », une  idée déjà décrite par  David Lurie, ainsi que par jeune protagoniste de Scènes de la vie d’un jeune garçon, et qui revient dans plusieurs autres textes de Coetzee.

 

Pour Elizabeth Costello, l’horreur c’est l’impossibilité de se penser à la place des victimes et de se projeter à l‘intérieur de l’être d’un autre, alors « qu’il n’y a pas de bornes à l’imagination sympathique ».   Elle conclue en répétant que nous montrons du doigt les allemands, les polonais et les ukrainiens, qui étaient et n’étaient pas au courant des atrocités, mais que nous faisons la même chose en ignorant les lieux de massacre alors que chaque jour il y a un nouvel holocauste, et que pourtant notre être moral demeure intact car nous ne nous sentons pas atteints.

 

Suit une vigoureuse discussion avec son public, dont certains émettent de nombreuses réserves (« si les Juifs furent traités comme du bétail il ne s’ensuit pas que les animaux sont traités comme des Juifs ») auxquels la conférencière promet de répondre pendant sa deuxième conférence le jour suivant. Ayant critiqué sévèrement la pensée abstraite des philosophes et l’arrogance de la culture occidentale, elle tournera son attention vers les poètes qui peuvent se montrer capables « d’habiter un autre corps » (p. 133).  Costello oppose la conclusion de Descartes « un animal vit de la même façon qu’une machine vit » à « la poésie qui n’essaie pas de trouver une idée dans l’animal, qui ne se fait pas à propos de l’animal, mais qui est au contraire la relation d’un réel échange avec lui » (p. 133).  Pour y arriver, elle réclame avec insistance qu’on élargisse le cercle de nos sympathies et de notre imagination.

J.M. Coetzee

Coetzee est un écrivain admiré mais aussi critiqué.  En partie pour ses analogies entre souffrance animale et souffrance dans les camps, critiqué aussi pour son image de l’Afrique du Sud et sa représentation négative des actes violents commis par la communauté noire contre les Blancs, critiqué enfin pour donner voix  à des personnages comme David Lurie et Elizabeth Costello sans jamais assumer leurs raisonnements comme étant les siens. Il n’empêche que malgré la difficulté à comprendre ses idées, ses raisonnements, et son symbolisme, Coetzee est un des écrivains qui a été le plus loin dans le rapport entre les plus grands problèmes de notre temps et la vie et la souffrance des animaux.  C’est aussi l’écrivain qui a démontré avec le plus de force, d’intelligence et de courage, la responsabilité des êtres humains dans cette souffrance qui sera perpétuelle tant qu’elle restera « invisible ».

 

Isabelle de Courtivron, le 5 décembre 2017

 

*Les dates de publication indiquées sont celles des éditions originales en anglais.  Les citations sont tirées des traductions françaises.