“Il ne leur manque que la parole !”

La liste des écrivains et écrivaines qui ont choisi des animaux comme protagonistes principaux serait interminable car elle est internationale, chronologiquement et thématiquement diverse, et comprend tous les genres littéraires.  Pour ne nommer que quelques uns de ces auteurs: Baudelaire (« L’albatros »), Kipling (Le livre de la jungle), Neruda (« Un chien est mort », « Ode aux chats »), Colette (La Chatte), Agnès Desarthe (Une partie de chasse), Orwell (La Ferme des animaux), Doris Lessing  (Les chats en particulier), Tolstoi, Le Cheval, Jack London (Croc-blanc), Ionesco (Le Rhinocéros), Coetzee (Disgrâce), entre autres.

Il y a de nombreuses façons de représenter les animaux dans une œuvre littéraire  fables (La Fontaine : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes »); contes pour enfants : (Le Chat botté , Alice au pays des merveilles), allégories politiques ou sociales : (Le Rhinocéros d’Ionesco, Moby Dick de Melville), théâtre: (Clérambard de Marcel Aymé), poésie : (Les Chats de Baudelaire), les BD : (Le Chat du Rabin de Joann Sfar), les romans policiers  (La Proie des chats de Patricia Highsmith), et plus récemment de nombreuses autobiographies racontant les péripéties d’un animal adoré ou perdu (Marley et moi de John Grogan).  Dans la plupart de ces textes, les écrivains font usage de la personnification, une figure de style qui permet l’attribution de propriétés humaines à un animal. George Orwell dans La Ferme des animaux, par exemple, décrit des animaux qui s’expriment, se révoltent contre les êtres humains, et prennent le pouvoir.  Cependant son texte est en fait est une satire de la révolution russe et une critique du régime Stalinien.

Une des stratégies littéraires les plus communes est de créer un animal domestique fin observateur qui comprend le langage des êtres humains et propose son point de vue sur leur monde. Malgré la différence d’époque et de continent, les textes de Natsume Soseki, premier grand écrivain japonais moderne, et de Patrice Nganang, écrivain africain post-colonial, adoptent cette stratégie. Chaque roman commence par une affirmation qui démontre que la voix narrative sera celle du protagoniste principal qui est un animal : « Je suis un chat » est la première phrase du livre de Soseki, (Une vie de chat, 1905), « Je suis un chien » est la première phrase, peut-être inspiré du livre de Soseki, du roman de Patrice Nganang, Temps de Chien (2001). Chacun de ces auteurs transforme ces animaux en un porte-parole principal qui commente aussi bien sur son maître que sur son époque, et sur la situation politique, sociologique ou historique du monde dans lequel il évolue.

Le chat de Natsume Soseki communique ses observations minutieuses du désoeuvrement, de l’ennui et de la désillusion d’un petit groupe d’intellectuels ordinaires dont la vie quotidienne consiste à se retrouvent quotidiennement pour rabâcher des anecdotes et surtout à offrir des constatations philosophiques des plus banales.  Le chat , qui décrit ces réunions ainsi que les autres agissements de ces hommes, de leur maisonnée, de leurs voisins et amis ouvre donc une fenêtre sur la situation de ceux qui se sentent progressivement écartés pendant l’ère Meiji, angoissés, sinon quasi paralysés, par l’ouverture du Japon au monde occidental et par la douloureuse transition entre maintenir leurs traditions et s’initier à la culture occidentale. Le chat qui comprend toutes leurs discussions oiseuses, offre ses propres commentaires ironiques et sévères sur ces « personnes à deux pattes »: « J’ai écouté calmement les histoires des hommes mais je ne les ai trouvé ni amusantes ni tristes.  Je me dis que les hommes se forcent à ouvrir la bouche pour tuer le temps, riant là ou il n’y a rien d’amusant et prenant joyeusement de l’intérêt à ce qui n’en présente aucun ; ils ne savent rien faire d’autre »

Patrice Nganang fait de même avec le chien Mboudjak, un animal affamé et mal en point comme les habitants des sous–quartiers de Yaoundé qui vivent dans une pauvreté abyssale. Ayant établi qu’il a « appris leur langage », qu’il « flirte avec leurs modes de pensée », et qu’il s’est « accommodé jusqu’à l’arrogance de leurs ordres », tous les jours il observe les hommes : «Je regarde, j’écoute, je tapote, je hume, je croque, je rehume, je goûte, je guette, je prends, bref, je thèse, j’antithèse, je synthèse, je prothèse leur quotidien».  Il décrit la terrible pauvreté de cette classe, la violence qu’elle engendre, la grande inégalité sociale, l’oppression politique et économique subies sous une dictature.

Son livre rappelle la fable allégorique d’Azouz Begag dans Les Chiens aussi (2001) qui décrit le rapprochement d’un groupe de chiens opprimés qui finissent par s’unir contre  leurs exploiteurs.  Begag fait là un parallèle avec les émigrés maghrébins et ceux qui les exploitent ; comme pour Nganang, ayant beaucoup délibéré, à la fin du livre ils s’unissent contre l’injustice d’une classe dominante.

Flush écrit par Virginia Woolf (1932) et Dialogue de Bêtes de Colette (1951) adoptent une approche différente, tout en gardant la notion du chien ou du chat qui parle aux autres animaux, qui observe, raconte et commente.  Flush, qui a réellement existé, était le chien de la grande poète Anglaise Elizabeth Barrett Browning.  Woolf s’appuie sur certains documents y compris les lettres de la poète, la plupart du texte étant est imaginé par Woolf.

Flush, à l’opposé du chien de Nganang est un épagneul racé, fier de sa beauté et de sa dignité de chien aristocrate qui devient le compagnon fidèle de Barrett.  Pendant la première moitié du texte cette dernière n’est pas mariée, elle est alitée car de santé fragile, et vit avec une famille aimante mais conservatrice dans un quartier huppé de Londres. L’amour réciproque de la poète et de son chien n’est interrompu que par l’arrivée de celui que Flush nomme avec dégoût  « L’homme au capuchon » et qui se révèle être l’écrivain Robert Browning. Ceci bouscule totalement l’existence fusionnelle de Barrett et Flush et alors que la première est remplie de joie devant cet amour, le second devient jaloux, amer et agressif : « Flush payait maintenant pour les longues années de sensibilité accumulée – pour toutes ces années passées sur des coussins aux pieds de Miss Barrett.  Il était capable de lire les signes que nul autre n’aurait même pu apercevoir » ; c’est ainsi qu’il se rend compte de l’amour grandissant d’Elizabeth pour l’homme qui vient lui rendre visite régulièrement et lui écrit des lettres quotidiennes.  Flush se sent alors déplacé, solitaire, rejeté, méconnu, inexistant. La plume poétique de Woolf qui nous montre le désespoir de Flush offre des passages merveilleux aussi bien que remplis d humour, par exemple lorsque Flush comprend, uniquement par le ton de leurs voix, les conversations entre les amoureux. Au bout d’une période d’angoisse et d’aliénation, Flush décide qu’il fait fausse route et aime trop sa maîtresse pour ne pas apprendre, lui aussi, à aimer M. Barrett et il conclue qu’il sera désormais  « avec eux et non contre eux ».  Flush les suivra en Italie où il vivra les plus beaux moments de sa vie, et Woolf nous communique admirablement le bonheur d’un chien qui passe d’une maison sombre et contraignante à Londres aux rues ensoleillées de Florence où il est libre de gambader à son plaisir.

Cependant une note de critique sociale n’échappe pas à Virginia Woolf quand Flush est kidnappé à Londres. Une rançon est demandée et il se retrouve abandonné parmi une foule de bandits, voleurs, assassins et prostituées, tous également démunis et qui vivent dans quartiers les plus malsains et pauvres de la grande ville.  Ces bas-fonds sordides qui sont décrits minutieusement par Flush ne sont qu’à quelques mètres des belles maisons cossues et des demeures splendides où vivent des familles comme celle des Barrett. L’endroit cruel et insalubre dans lequel est enfermé Flush avant d’être enfin rançonné, ainsi que  les personnages pauvres, saouls et violents qui y vivent, font partie des observations et impressions du porte-parole canin de Woolf pendant son abominable enfermement et ne manquent pas de faire passer un message de Woolf sur l’injustice sociale.

Colette est sans aucun doute la plus grande écrivaine animalière. Pour défier le cliché : « Il ne leur manque plus que la parole ! » elle imagine des animaux qui parlent.  Dans Dialogues de Bêtes et La Paix chez les bêtes, (repris plusieurs fois comme nouvelles et publiés à des dates différentes par Hachette, Mercure de France et Fayard), elle crée des dialogues entre Toby-chien, le petit bull noir dont la passion pour sa maîtresse déborde, et Kiki-la-doucette, le splendide chat digne, méprisant, capricieux et dominateur mais qui a donné son « cœur avare » à son maître.  Le chien et le chat ne cessent de discuter et surtout de s‘apostropher, mais ils sont à la fois concurrents et alliés et, malgré leurs fréquentes disputes, admettent « leur furtive, fraternelle étreinte ».  La plus grande partie de leurs échanges ont comme sujet leurs idées sur les « deux pattes » (qu’Azouz Begag, lui, nomme les « Zumins »).  Dans ces dialogues ils montrent leurs qualités, leurs défauts, leur humour, et leur passion pour celui et celle dont ils partagent l’existence.

Colette

 

La longue histoire d’amour de Colette avec la nature et les animaux, relayée par sa chatoyante et sensuelle prose, offre des descriptions incomparable, non seulement de ces deux compagnons ainsi que de ceux et celles qui les précèdent ou les suivent, mais aussi de toute une série d’oiseaux, de papillons, ou d’écureuils qui jouissent du même traitement poétique. Colette était une anti-spéciste avant la lettre : elle s’élève contre l’enfermement des bêtes sauvages dans les zoos ou les cirques, proteste contre l’expérimentation animale, et déclare son admiration pour les chiens qui accompagnent les soldats et les blessés pendant la 1ere guerre mondiale.  Les nouvelles dans La Paix chez les bêtes (écrit en 1916, publié en 1958) sont aussi une façon de montrer que par rapports aux animaux ce sont les hommes qui se font cruellement la guerre. Colette, qui a toujours eu tendance à se voir comme un félin, confie aux animaux ses propres émotions. Comme pour Flush qui accepte de faire les plus durs sacrifices pour le bonheur de sa maîtresse, les chiens et chats de Colette nous rappellent constamment leur tendresse, leurs rêves, et leur inoubliable humanité.

 

Petite Bibliographie :

Begag, Azouz, Les Chiens aussi, Le Seuil, 1995

Nganang, Patrice, Temps de chien, Serpent à Plumes, 2001

Colette,  Dialogues de Bêtes, Gallimard, 1975

Soseki, Natsume, Je suis un chat, traduit du Japonais par Jean Cholley, (1ere parution 1978), Gallimard 1986

Woolf, Virginia, Flush, traduit de l’anglais par Charles Mauron, Le Bruit du temps, 2010

 

Isabelle de Courtivron,  le 26 octobre 2017