Jean de la Fontaine : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. »

Nombreux sont les français et les françaises qui depuis des générations ont vibré à la lecture des Fables de La Fontaine, qu’elles aient été enseignées en classe, apprises par cœur à la maison, ou lues tout haut avec leurs parents ou leurs grands-parents. Qui ne se souvient pas des phrases les plus connues et qui demeurent familières encore aujourd’hui car elles sont entrées dans le langage commun : « La raison du plus fort est toujours la meilleure », « On a souvent besoin d’un plus petit que soi », « Rien ne sert de courir il faut partir à point », ou les références à « vendre la peau de l’ours », à « la montagne qui accouche d’une souris », à « qui est pris qui croyait prendre » et à « Aides-toi le Ciel t’aidera » ?  Qui peut oublier tous ces lapins, tortues, corbeaux, fourmis, renards, lions, agneaux, et autres animaux qui se parlent entre eux avec tant de naturel malgré l’aspect irréel de ces conversations ? Qui peut ignorer les multiples illustrations des Fables par les peintres et artistes entre le 17e et le 21e siècle ? Or, si nous connaissons certaines des fables et que nous pouvons réciter celles-ci par cœur, peu de lecteurs ou lectrices connaissent la vie de l’auteur, ni les profonds messages que les fables transmettent.

 

La Fontaine n’a publié ses premières Fables qu’en 1668 alors qu’il avait déjà 47 ans.  Le premier livre était dédié au Dauphin, fils de Louis XIV, qui avait sept ans. Dans cette première Préface La Fontaine annonce déjà le but de ses écrits. Il convient que le jeu et l’amusement font partie des premières années du petit prince mais en même temps lui rappelle « qu’il doit donner quelques-unes de ses pensées à des réflexions sérieuses ». La deuxième partie de cette Préface rend hommage à ses prédécesseurs classiques tels Phèdre, Aristote et autres fabulistes animaliers, suivi d’un long essai sur Ésope, son maître dont il fait un éloge vibrant « Je chante les héros dont Ésope est le père ». Certaines des œuvres de ce dernier font d’ailleurs leur apparition dans le recueil des Fables suivies d’un texte de notre poète qui reformule légèrement celles de son héros.  Les fables étaient à la mode à l’époque pendant laquelle La Fontaine écrivit les siennes et beaucoup s’y essayaient. Cepedant ce qui était surtout apprécié était une littérature légère truffée de référence aux animaux.  Malgré son admiration pour Ésope, de qui il disait tenir son inspiration, ainsi que les œuvres d’Horace et de Sénèque, des fabliaux du moyen âge et des fables colportées d’Inde, de Chine et des pays arabes, La Fontaine avait une autre forme en tête. Dans ses nombreuses préfaces il théorisa le style de ses fables : celles-ci devaient éviter la longueur et l’obscurité mais il fallait qu’elles aient du piquant, et elles devaient être gaies afin de capter l’attention de ses lecteurs pour mieux leur enseigner une morale universelle.  Elles devaient donc allier le charme et le plaisir avec la raison et l’instruction : « Ces Fables ne semblent pas ce qu’elles semblent être. Le plus simple Animal nous y tient lieu de Maître. Une morale nue apporte de l’ennui ; le conte fait passer le précepte avec lui. En ces sortes de Feintes il faut instruire et plaire ». Le Lion et le Chasseur

Laurent Cars (1699-1771)
Gravure réalisée par Laurent Cars d’après un dessin de Jean-Baptiste Oudry représentant la fable Le lion et le chasseur de Jean de La Fontaine (fable 2 du livre VI)

Dès cette première Préface, La Fontaine expliqua aussi au Dauphin pourquoi il avait choisi de mettre les animaux sur le devant de la scène de ses fables : « Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. »

Ce serait là son thème principal, réitéré de nombreuses fois :

« Or vous savez Iris de certaine science,
Que quand la bête penserait,
La bête ne réfléchirait
Sur l’objet, ni sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu’elle ne pense nullement.
Vous n’êtes point embarrassée
De le croire ni moi.»

Discours à Madame de la Sablière

« L’homme agit et il se comporte,
En mille occasions comme les animaux. »

Discours à Monsieur le Duc de La Rochefoucauld

La Fontaine était un homme complexe et talentueux, malgré la légende qui voudrait qu’il ait été constamment désargenté, un parasite, un libertin toujours à l’affût de mécènes, un homme qui évoluait dans les salons luxueux des aristocrates riches et oisifs qui entouraient Louis XIV à une période où festins et bals costumés étaient à leur apogée, et qui écrivait des fables légères et distrayantes. Il est vrai qu’avide de liberté le poète avait abandonné la sinécure dont il avait hérité en tant que Maître des Eaux et des Forêts dans sa Champagne natale, car ce travail l’ennuyait.  Il est vrai aussi qu’en ce faisant il abandonnait sa femme et son fils qu’il délaissa pour partir à Paris. Mais c’était un homme qui était toujours resté attaché aux souvenirs de son enfance dans la campagne où il était né, où il avait été élevé, et dans laquelle il avait pu observer la nature et les animaux qui l’entouraient.  C’était aussi un homme qui, par l’intermédiaire de ses fables animalières, critiqua inlassablement le pouvoir arbitraire et injuste de la royauté et railla la frivolité et l’hypocrisie des courtisans qui l’entouraient. Il ne se laissa jamais contrôler par l’absolutisme royal et ne cessa d’émettre des jugements sévères sur les abus du roi et de ses ministres.

La Fontaine, né en 1621 à Château-Thierry, avait brûlé, comme beaucoup de jeunes poètes, de rejoindre Paris et d’y mener la vie dont il rêvait entre les dîners littéraires bien arrosés, les nuits entières passées à partager leurs écrits et la compagnie de jolies parisiennes ; il y arriva donc à la fin des années 1750. C’est à Paris qu’il fit la connaissance de Molière, Racine et Corneille. Il était entouré d’un cercle de poètes qui avaient créé un havre pour la poésie et la littérature en général et espéraient qu’ils pourraient convaincre le nouveau roi de l’importance des Lettres pour le royaume. C’était un poète prolifique (il écrivit 240 fables, 64 contes, des romans en prose, deux livrets d’opéra, deux tragédies, deux comédies, un ballet, des épîtres, des sonnets, des madrigaux, des récits de voyage, et des lettres), et qui fut membres de l’Académie.  C’était aussi un homme qui mettait l’amitié au-dessus de toute valeur :

« Chacun se dit ami ; mais fol qui s’y repose: rien n’est plus commun que ce nom ; rien n’est plus rare que la chose. »

Parole de Socrate.

« Un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime. »

Les Deux Amis

Noël Lemire (1724-1801)

Gravure réalisée par Noël Le Mire d’après un dessin de Jean-Baptiste Oudry représentant la fable Les deux amis de Jean de La Fontaine (fable 11 du livre VIII)

Cependant un épisode marqua la vie de La Fontaine d’une façon indélébile.  L‘élégant et astucieux intendant des finances, Fouquet, qui avait pris La Fontaine sous son aile était devenu Ministre des Finances. Fouquet attisa la jalousie du jeune Louis XIV, et surtout de Colbert qui allait agencer sa chute. Louis XIV pris la décision d’arrêter Fouquet et, après un procès pendant lequel ce dernier se défendit avec éloquence, et bien que de nombreuses voix s’élevèrent pour plaider sa cause, se prononça pour son enfermement dans une prison où il devait croupir pendant le reste de ses jours. La Fontaine eut beau écrire au roi un ardent plaidoyer pour faire libérer Fouquet – ce qui présentait un risque pour son auteur – cela n’eut  aucune influence. Cette injustice, cette déloyauté et cette basse jalousie furent non seulement un moment de profonde tristesse pour le poète mais furent un tournant majeur dans sa vie, et c’est à ce moment que commencèrent à s’agiter dans son esprit les animaux qui seraient ses porte-paroles pour décrire l’immoralité et l’injustice qu’il avait constatées. C ‘est ce bestiaire qui lui apporterait enfin la gloire.

La Fontaine mourut en 1695 laissant des fables qui pendant 350 ans lui survécurent, qui sont inscrites dans le cœur de tous les jeunes de France, et qui furent les plus lues, pastichées et illustrées que les écrits de n’importe quel écrivain français.

 La Fontaine était un commentateur de son temps, doué d’un sens rare de l’observation, et un insoumis à sa manière.  Il choisit donc de faire jouer et parler les animaux qui étaient les plus emblématiques des défauts qu’il constatait autour de lui : l’arrogance, le pouvoir, la flagornerie, le mensonge, l’arbitraire, le mépris de la faiblesse.

La familiarité de la campagne de son enfance, son observation des animaux pendant ses jeunes années, et plus tard son expérience des hommes et femmes cultivés, lettrés et chaleureux dont les salons lui étaient toujours ouverts comme ceux de Madame de Sévigné, Madame de Lafayette, et Madame de Montespan, ainsi que ses observations sur la cour, les ministres et les courtisans s’allièrent pour aboutir à une critique redoutable mais masquée par des tableaux distrayants et apparemment inoffensifs.  Ses écrits purent paraître simplistes à certains mais ils dévoilaient son jugement impitoyable sur le pouvoir absolu du monarque, la lâcheté des courtisans obséquieux, son dégoût pour les mensonges, la flatterie et l’attitude hypocrite de membres la cour :

«Amusez les rois par des songes,
Flattez-les d’agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit remplie,
Ils goberont l’appât, vous serez leur ami. »

Les Obsèques de la Lionne

Illustration de Jean-Baptiste Oudry 

Dans l’allégorie animalière des Fables, les animaux qui y sont présents sont symboliques, physiquement et par leurs paroles. Ils ont tous un rôle bien précis car chacun représente un stéréotype : le lion est puissant, cruel et orgueilleux, la fourmi travailleuse, le renard est rusé, l’agneau doux, le loup sanguinaire, le lapin peureux, mais ce n‘est qu’en analysant de près leurs paroles, leurs attitudes et leurs actions qu’on se rend compte que le lion représente la puissance royale tyrannique, ou que l’agneau représente la faiblesse des pauvres devant cette tyrannie. Certains des animaux comme le renard évoquent les courtisans qui gravitent autour de l’absolutisme royal et dont la plus grande peur est d’être bannis de la cour, d’autres démontrent les qualités, les sacrifices et la sagesse des plus faibles et des plus humbles. Par leurs paroles ces animaux illustrent les comportements souvent risibles et nuisibles de leurs contemporains.

Une des Fables les plus éloquentes à ce sujet est intitulée La Cour du Lion, car dès le début il avait choisi le lion, cruel roi des animaux, pour représenter le monarque. Dans cette fable le lion décide de tenir une cour plénière et d’y inviter tous les principaux de son état. Le Louvre étant un endroit fétide dont l’odeur est abominable, l’ours, plutôt balourd se bouche le nez et ainsi se fait renvoyer de l’événement. Le singe, imitateur sans pareil, flatte le roi en approuvant sa colère et sa sévérité, envers l’ours, ce qui déplait au roi qui lui réserve le même sort. Arrive le renard, rusé et malin, comme nous l’avons vu dans Le Renard et le Corbeau et nombreuses autres fables, qui pour arriver à ses fins et échapper à l’opprobre, refuse de décrire l’odeur infâme en expliquant qu’il a un rhume et qu’il est donc sans odorat. Il évitera la punition. Ce dernier incarne ceux qui entourent le roi et ne font que le flatter sans pour autant faire preuve du stratagème ingénieux adopté par le renard. La Fontaine conclue cette fable de la façon suivante :

 

« Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,

Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ;

Et tachez quelquefois de répondre en Normand [1]. »

[1] Expression qui veut dire répondre évasivement.

Illustration de Jean-Baptiste Oudry

Les Animaux malades de la Peste, une des Fables les plus connues de La Fontaine, creuse le même thème. Quand les Animaux subissent l’attaque brutale de la Peste qui les tue les uns après les autres, le Roi-Lion leur explique que la maladie provient de leur culpabilité et que chacun doit avouer ce qu’il a fait de plus mal afin de faire reculer la douloureuse épidémie. Il ajoute que lui-même est coupable d’avoir dévoré des moutons et même des bergers et annonce qu’il compte se dévouer pour obtenir la fin de la peste. Cependant il exige que chacun s’accuse également de ses propres fautes. Or ni le renard rusé, ni le tigre ou l’ours hypocrites et lâches, avoue la moindre faute, et ils sont donc absous. Seul l’âne admet qu’un jour il a brouté dans un pré, ce qui permet aux autres d’identifier le coupable idéal.  L’âne est condamné à mort. Toujours avide d’illustrer l’arbitraire et l’injustice de tels procès, et visant les ministres et conseillers du roi, La Fontaine offre la morale suivante :

 

 « Selon que vous serez puissants ou misérable,

Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir. »

Le souverain ne sembla pas se rendre compte de ces accusations et railleries répétées, peut-être parce qu’il n’attachait aucune importance aux fables et ne les lisait donc pas. Les recueils de fables suivants se firent plus ironiques et plus railleurs avec de plus longs discours à ses amis pour rendre plus explicites ses écrits et ses principes.

Dans ses vers, La Fontaine s’est servie de tous les genres littéraires : l’allégorie, la parabole, la métaphore, l’analogie, le symbole et l’emblème, en attribuant aux animaux qui dialoguent les travers des êtres humains. Son défi, qu’il a relevé avec maestria, était de réconcilier l’utile et l’agréable, de plaire à la fois aux jeunes et aux moins jeunes, d’instruire et de distraire, de réunir le badinage et la sagesse morale, l’agréable et l’utile, en somme d’amuser et d’éduquer en même temps. C’était le difficile équilibre auquel il aspirait et qu’il a si bien atteint. Celui qui avait écrit qu’il faisait « chanter les animaux » pour mieux les comparer aux hommes et aux femmes écrivit à plusieurs niveaux : aux enfants aussi bien qu’aux adultes sur lesquels il espérait avoir une portée morale. En nous léguant ce défilé d’animaux mémorables, il a superbement réussi son pari à la fois de distraire et d’instruire ses contemporains ainsi que tous ceux et celles qui de génération en génération allaient se réjouir de ces lectures et se remémorer ces leçons.

 

Isabelle de Courtivron, le 19 mars 2018

 

 

Bibliographie critique : 

Patrick Dandrey, La Fabrique des Fables : essai sur la poétique de La Fontaine, Klincksieck, 1992

Marc Fumaroli, Le Poète et le roi, éditions de Fallois 1997

Eric Orsenna, La Fontaine, Une école buissonnière, Stock, 2017

La Fontaine, Fables, texte intégral, Gallimard 1991