L’extraction des animaux de la catégorie des biens par la loi du 16 février 2015
L’enjeu n’était pas de modifier concrètement du jour au lendemain le sort de tous les animaux : c’était de renouveler le cadre théorique dans lequel leur exploitation et leur protection s’inscrivent. Il s’agissait, en effet, de mettre fin à la présence des animaux dans la sous-catégorie des biens meubles où ils figuraient encore au même titre que les armoires ou les chaises malgré les espoirs des promoteurs de la réforme introduite par la loi du 6 janvier 1999 qui, parmi les meubles par nature, avait distingué les animaux et les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre. Cet archaïsme avait été fort judicieusement mis en évidence par les 24 signataires du Manifeste du 23 octobre 2013, à l’élaboration et au rayonnement duquel Frédéric Lenoir a contribué de manière déterminante, qui, à l’initiative de la Fondation 30 Millions d’amis très vite soutenue par plus de 700 000 pétitionnaires et grâce au relais parlementaire du député Jean Glavany, a déclenché la réforme du 16 février 2015.
Or, depuis le 16 février 2015, les animaux ne sont plus des biens meubles : mieux, ils ne sont même plus des biens. Il s’agit d’un tournant historique au pays de Descartes attaché à la distinction cardinale entre les personnes et les biens. Certes, la modification du Code civil survenue il y a trois ans n’a pas fait entrer les animaux de plain-pied dans la catégorie des personnes, mais elle leur a fait faire la moitié du chemin en les a extrayant de la catégorie des biens. Pour le démontrer il faut tenir compte de la place (A) des nouvelles règles relatives aux animaux et de leur contenu (B).
A- La place des règles introduites par la loi du 16 février 2015
Le premier point qui va sans dire, c’est que les règles puisées dans « l’amendement Glavany » ont été inscrites dans le Code civil. Il vaut quand même mieux le dire car le Code civil qui est un code officiel n’est pas un code tout à fait comme les autres. On le présente encore, en effet, comme « la constitution civile des français » qui s’adresse à l’ensemble de la société civile. Le Code rural et de la pêche maritime est un code tout aussi officiel mais il est plus particulièrement dédié, comme on dit aujourd’hui, au monde agricole exerçant quelques professions et quelques activités bien identifiées exploitant les animaux. Il était, certes, important que depuis 1976 son célèbre article L 214-1 affirme que « tout animal est un être sensible devant être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». Il était néanmoins troublant que le Code civil, de portée plus générale et plus solennelle, ne le proclame pas lui aussi. C’était d’autant plus inquiétant que c’est lui, le code Napoléon comme on dit encore, qui détient les clés de la répartition entre les personnes et les biens. Fidèle à la tradition cartésienne, il continuait donc à ignorer la sensibilité des animaux pour mieux les ranger, aux côtés des objets et des corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, parmi les biens, meubles ou immeubles par destination. Le Code pénal modifié en 1994 avait bien donné à comprendre que cette classification n’était plus tenable puisque, grâce au Sénateur Bernard Laurent, il avait été enrichi d’un nouveau Livre intitulé « des autres crimes et délits » destiné à empêcher que le délit d’acte cruauté envers les animaux domestiques et assimilés ne continue à être versé dans le Livre consacré aux « crimes et délits contre les biens ». Les animaux n’en restaient pas moins solidement verrouillés dans la catégorie civiliste des biens. Or, ce verrou a sauté en partie grâce à la place qui a été attribué au nouvel l’article 515-14 du Code civil.
Il figure dans le Livre Deuxième du Code civil toujours intitulé « Des biens et des différentes modifications de la propriété », ce qui est gênant, mais avant, et par conséquent à l’extérieur, de son Titre Premier consacré à « La distinction des biens », ce qui est déterminant.
Pour extraire sans la moindre ambiguïté les animaux de la catégorie des biens, il eût fallu modifier l’intitulé du Livre Deuxième du Code civil pour qu’il devienne « Des animaux, des biens et des différentes modifications de la propriété ». C’est justement ce que proposait un amendement présenté par Mme Cécile Untermaier qui était à tous autres égards rigoureusement identique à l’amendement Glavany. Le choix politique de retenir l’amendement qui maintient l’intitulé originaire du Livre Deuxième a été exercé, semble-t-il, dans le but de ne pas trop éveiller les soupçons du secteur de l’élevage qui aurait pu provoquer une levée de boucliers contre la réforme, qui d’ailleurs a été adoptée seulement parce que le Gouvernement a décidé de laisser l’Assemblée nationale avoir le dernier mot face au Sénat hostile. Il est aujourd’hui incongru que l’intitulé du Livre Deuxième du Code civil n’oppose toujours pas les biens aux animaux et il est à souhaiter que le législateur saisira la première occasion de faire disparaître cet archaïsme. Il faut bien comprendre cependant que cette petite supercherie, si elle a rendu l’extraction des animaux de la catégorie des biens un peu mesquine, ne l’a pas empêchée. La place qui a été finalement attribuée à l’article 515-14 contribue en effet fortement à cette révolution théorique.
Sauf à abuser des affirmations en forme de lapalissades, on doit tout d’abord remarquer qu’il est le dernier des articles 515 alors qu’il aurait pu être le premier des articles 516. Il se situe donc dans le prolongement des articles 515-9 à 515-13 consacrés aux mesures de protection des victimes de violence pour ne pas être mêlé aux articles consacrés aux biens – dont le premier est l’article 516 – qui figurent dans le Titre premier relatif à la distinction des biens – à l’extérieur duquel il a été résolument campé. Ainsi l’article 515-14 du Code civil qui reconnaît enfin la sensibilité des animaux a-t-il été résolument placé dans une zone intermédiaire alors que le Député Philippe Gosselin, comprenant le considérable enjeu théorique d’un tel positionnement, avait défendu de toutes ses forces un amendement qui l’aurait fait figurer dans le Titre relatif à la distinction des biens où il aurait porté le numéro 516-1. En tout cas, le législateur de 2015 a résisté à la tentation, qui a longtemps était très forte au sein de quelques organisations de protection de la cause animale, de se contenter de créer pour les animaux une troisième catégorie de biens aux côtés des meubles et des immeubles : ils sont ailleurs. La place de l’article 515-14 est donc un puissant facteur d’extraction des animaux de la catégorie des biens. Il en existe de plus substantiels.
B- Le contenu des règles introduites par la loi du 16 février 2015
Il faut encore une fois revenir sur l’article phare dont on connaît la première phrase : les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Alors que son équivalent suisse datant du 1er avril 2003 indique négativement que « les animaux ne sont pas des choses », il livre une définition positive qui, comme l’a fait remarquer le premier commentateur de la loi de 2015, le Professeur Philippe Régnié, conviendrait tout aussi bien aux êtres humains. Seulement, la catégorie des êtres vivants doués de sensibilité n’appelle pas, comme le fait en général une catégorie juridique, un régime juridique uniforme : les être humains sont des personnes physiques, alors que d’après la seconde phrase de l’article 515-14 « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». On a pu relever, au moment de l’entrée en vigueur de la loi de 2015, une certaine tendance à se gausser de cette seconde phrase qui retirerait aussitôt ce que la première aurait fait mine de concéder. « À quoi bon reconnaître que les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité s’ils restent soumis au régime des biens ! » se sont exclamés beaucoup de rieurs. En réalité, cette seconde phrase contribue de manière décisive à l’extraction des animaux de la catégorie des biens. Elle dit en effet expressément que les animaux sont soumis au régime des biens ; ce qui revient invinciblement à reconnaître qu’ils ne sont pas des biens : on leur applique encore par défaut, s’il n’y a pas de lois qui les protègent, les règles prévues pour les biens dont ils ne font plus partie. Avant 2015, ils n’étaient pas soumis au régime des biens, ils étaient des biens dont la sensibilité était ignorée pour mieux pouvoir les exploiter comme les autres biens. On peut d’ailleurs, à ce stade, faire observer que si l’on avait confié au plus radical des militants de la cause animale la rédaction de l’article 515-14, il n’aurait pas fait mieux car personne ne peut décider du jour au lendemain, sans avoir préalablement organisé un autre régime, que plus aucun animal n’est soumis au régime des biens.
Le fort rayonnement médiatique et sociétal de l’article 515-14 aurait tendance à faire oublier que la loi du 16 février 2015 a apporté au Code civil d’autres modifications dont l’objectif exclusif était d’extraire les animaux de la catégorie des biens. Elles ont touché les règles figurant dans le Titre premier déjà présenté.
Pour se faire une idée de la puissance extractrice de ces modifications, il faut partir de l’article 516, déjà entrevu qui énonce « Tous les biens sont meubles ou immeubles ». Avant 2015, les animaux étaient répartis dans la sous catégorie des immeubles par destination par l’article 524 qui disposait en son alinéa premier : « Les animaux et les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination » et dans celle des meubles par l’article 528 qui disait encore « sont meubles par leur nature les animaux et les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent par eux-mêmes, soit qu’ils ne puissent changer de place que par l’effet d’une force étrangère ».
Le nouvel article 528 modifié grâce à l’amendement Glavany énonce laconiquement « sont meubles par leur nature les biens qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre ». Les animaux en ont donc été extraits et de peur que l’on ne puisse les reconnaître on a supprimé toute référence aux biens qui se meuvent par eux-mêmes. Quant à l’article 524, son premier alinéa a été dédoublé de manière à lui faire dire d’abord que « les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination » puis que « les animaux que le propriétaire d’un fonds y a placés aux mêmes fins sont soumis au régime des immeubles par destination » ; ce qui dans l’esprit de la seconde phrase de l’article 515-14 mais de manière rendue plus éclatante par l’éclatement calculé de l’ancien alinéa, signifie que les animaux en question sont soumis au régime des immeubles par destination mais qu’ils ne sont plus des immeubles par destination.
Il résulte de la modification des articles 528 et 524 que les animaux ne sont plus des meubles ni des immeubles. Or l’article 516 n’a pas été modifié pour affirmer que « tous les biens son meubles, immeubles ou animaux ». Il n’y a donc plus guère de doute : les animaux ont été extraits de la catégorie des biens. Il ne s’agit pas là, comme certains ont fait mine de le croire, d’un ravalement cosmétique mais d’une révolution théorique qui au fil du temps, question qui fâche par question qui fâche, renversera les solutions traditionnelles bâties sur la qualification de biens dont on prendra progressivement conscience que décidément elles ne sont pas adaptées à des êtres vivants doués de sensibilité.
Déjà les premiers signes du passage de la révolution théorique aux applications concrètes et effectives se manifestent. On en retiendra deux. Le premier résulte de l’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation du 9 décembre 2015 dans l’affaire du chien Delgado dont les yeux étaient défaillants. Même s’il n’a pas visé l’article 515-14 du Code civil qui n’était pas encore en vigueur au moment où le litige avait commencé, l’arrêt de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire en traduit l’esprit en décidant qu’un animal de compagnie est un être vivant unique et irremplaçable qui par conséquent ne peut pas être remplacé comme le serait un bien présentant un défaut de conformité mais soigné aux frais du vendeur professionnel, quel que soit le coût des soins et des interventions chirurgicales. Le second, que chacun peut percevoir grâce à une moyenne attention à l’activité des médias, est plus diffus : chaque mois, presque chaque semaine on apprend que quelqu’un a été condamné à de la prison ferme pour acte de cruauté envers un animal domestique ou assimilé alors que, avant 2015, il était, en la matière, très rare que les condamnations, quand il y en avait, ne soient pas prononcées avec sursis.
Il convient cependant d’admettre que presque tout reste à faire pour tirer toutes les conséquences concrètes de l’extraction des animaux de la catégorie des biens corrélative à la reconnaissance de leur qualité d’êtres vivants doués de sensibilité. Beaucoup pourra être fait, au fur et à mesure, par les magistrats qui commencent à recevoir des formations en droit animalier, à condition toutefois que les justiciables et plus particulièrement les associations de protection des animaux veuillent bien se donner la peine de s’emparer des potentialités offertes par la révolution théorique de 2015. Dans certains cas, cependant, l’intervention du législateur sera nécessaire par exemple pour étendre aux animaux sauvages vivants à l’état de liberté naturelle, qui sont aussi des êtres vivants doués de sensibilité au sens de l’article 515-14 du Code civil, la protection pénale contre les actes de cruauté ou pour accorder suivant des modalités techniques adaptées à l’extrême diversité de leurs situations, une certaine forme de personnalité juridique aux animaux.
C’est d’ailleurs à cette prochaine étape révolutionnaire qu’il faut se préparer. La loi de 2015, on l’a vu, a réalisé l’extraction des animaux de la catégorie des biens, mais elle n’en a pas fait pour autant des personnes. Dans un système reposant sur l’opposition entre les personnes et les biens, les animaux sont donc actuellement, en France, dans une situation de lévitation juridique qui n’a pas vocation à durer indéfiniment. Pour y mettre fin, il ne semble guère y avoir que trois voies pertinentes : celle de la régression qui réintégrerait les animaux dans a catégorie des biens pour les y cadenasser à jamais ; celle de la création d’une nouvelle catégorie située entre les personnes et les biens qui selon Gérard Farjat serait celle des centres d’intérêt qui pourrait les accueillir et celle de la personnification qui, pour empêcher la suppression, redoutée par beaucoup, de la frontière entre animalité et humanité serait une personnification technique comparable à celle dont sont revêtues les personnes morales, sociétés, syndicats ou associations.
Cette dernière voie a la préférence de l’auteur de cette brève présentation de la portée juridique de la loi du 16 février 2015. Il y aurait beaucoup à dire pour convaincre de sa pertinence et de sa faisabilité, mais comme l’aurait dit un célèbre auteur qui a beaucoup fait parler les animaux, ceci est une autre histoire…
Jean-Pierre Marguénaud, le 30 avril 2018
Professeur de Droit privé et de sciences criminelles à l’Université de Limoges
Membre de l’Institut de Droit européen des droits de l’Homme Université de Montpellier
Directeur de la Revue semestrielle de droit animalier